Note d'intention du metteur en scène
« Méfie-toi de tes rêves, ils finissent toujours par se réaliser », a écrit un jour Goethe. Pensait-il aux rêves nocturnes ou à ceux que nous caressons, éveillés, en songeant à ce que nous deviendrons demain ? Peu importe : quel qu’il soit, le rêve n’agit jamais comme une simple rumination du passé, pas plus qu’il ne me parle de celui ou celle que je suis aujourd’hui. Il me dit ce que je deviendrai demain. Il me prépare à mes futures métamorphoses. Au cours de mes rêves, je fonde le monde nouveau. Le rêve est toujours prémonitoire.
Aujourd’hui, je rêve d’un spectacle provisoire. Et qui n’aurait lieu qu’en rêve.
Je rêve d’un spectacle sur nos métamorphoses rêvées.
Nos rêves ne nous appartiennent pas. Nous n’en sommes pas les auteurs, comme je ne suis pas l’auteur de ce spectacle au titre provisoire— même si ce sont mes doigts et mes neurones qui l’ont écrit. Nous sommes rêvés par le monde. Nous sommes rêvés par les bactéries qui baignent dans nos intestins, par celles qui nous ont précédées, nous sommes rêvés par nos aïeuls, par les esprits de la forêt qu’arpentaient nos lointains ancêtres chasseurs-cueilleurs. Enfin, nous sommes rêvés par notre époque. En nous tout est déjà là, en puissance, comme une chance de réalisation. Le futur est déjà là, et le passé encore là. Le temps nous traverse.
Nos corps ne sont que les vecteurs des rêves de celles et ceux qui nous ont précédés — et qui nous succéderont — tout comme je ne suis que le vecteur de ce spectacle au titre provisoire. Oui, car il a été rêvé à plusieurs : ses acteurs, scénographe, éclairagiste, musicien… mais aussi, indirectement, par les créateurs de l’intelligence artificielle, et par ces hommes et ces femmes, qui, depuis déjà quelques siècles, rêvent à des créatures androïdes générées de toute pièce, comme des machines.
Aujourd’hui je rêve d’un spectacle qui n’aurait lieu qu’en rêve, et dont le sujet serait : la fin du rêve. Je rêve d’un spectacle qui s’inscrirait après l’ultime métamorphose, celle qui aurait fait de nous des machines, des clones synthétiques de nous-mêmes, des robots. Que deviendraient nos rêves, si nos corps n’étaient plus véritablement des corps ? Que deviendraient nos rêves, si l’humanité avait renoncé à la reproduction sexuée, si nous n’étions plus que des clones de nous-mêmes, si nous vivions enfermés dans un éternel présent ?
Titre à jamais provisoiremet en scène une femme, qui n’en est plus tout à fait une. Elle a été générée artificiellement. Elle n’a pas de parents. Elle n’a pas de passé. Et sans doute pas beaucoup d’avenir. Pour vivre et penser, elle regarde le monde, et elle recopie. Elle est incapable de créer autre chose que de l’identique. Elle crée sans transformer. Elle ne peut plus se métamorphoser. Le temps s’est figé en elle.
Le spectacle auquel je rêve ne sera pas virtuel, au contraire. Car le rêve a toujours besoin de corps pour s’incarner : c’est la viande qui génère le rêve, comme c’est la chair et les os des actrices et des acteurs qui génèrent le théâtre.
Titre à jamais provisoiremet en scène cette femme-robot, dont les rêves sont désincarnés. Aussi artificiellement intelligente soit-elle, elle ne peut pas créer. Les rêves qui poussent en elle ne trouvent plus de terreau. Heureusement pour elle, elle a conscience de ce manque ontologique, et elle met beaucoup d’énergie à le compenser. Et comme ce spectacle provisoire est aussi une comédie absurde, elle décide de se faire greffer l’utérus d’une amie, bien humaine celle-ci, et qui lui fait don de ses entrailles biologiques. Munie de cette nouvelle matrice, la femme-robot croit qu’elle va enfin pouvoir créer. Elle croit qu’elle va enfin réussir à cesser de ne générer que de l’identique. Mais ce ne sera pas si simple — comme il n’est pas si simple de créer un spectacle autitre à jamais provisoire, un spectacle qui n’aurait à jamais lieu qu’en rêve, et qui serait non identique à lui-même : un spectacle qui nous traverserait, toutes et tous. Le rêve, comme le théâtre, a surtout besoin du mélange des corps pour se déployer.
Alors soyons moins romantiques que Goethe — ou soyons-le davantage. Ne nous méfions pas de nos rêves — en tous les cas, pas de tous ; et prenons soin de nos corps provisoires, leurs vecteurs, afin que dans d’autres temps, et sous d’autres titres, nos rêves continuent d’agiter les humains.
La seule chose qui soit vraie, c’est le rêve. Tout le reste n’est que poussière d’étoiles.
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