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Note d'intention du metteur en scène

Je suis le vent se referme sur le suicide de l’Un, l’un des deux personnages de la pièce. Chez Jon Fosse, les personnages n’ont pas de prénoms, ce ne sont d’ailleurs pas des personnages au sens classique du terme. Ici ils se nomment simplement l’Un et l’Autre, et tout ce qu’on sait d’eux, c’est qu’ils sont amis et qu’ils naviguent. D’ailleurs, toute la pièce se déroule sur un bateau. A la fin de la pièce, l’Un se jette à la mer. Et l’Autre regarde son ami disparaître dans les vagues, après avoir vainement tenté de le secourir. La tempête se déchaîne, l’Autre est contraint de ramener le bateau au port. Il abandonne ainsi l’Un à l’océan.

L’Un et l’Autre ne sont peut-être que les deux faces d’un même être. Nous avons tous des deuils à faire. Des parties de nous à jeter à la mer. Nous les traînons avec nous durant de longs mois, et un beau jour nous prenons un bateau, nous rejoignons le large, et jetons à la mer ce que nous avons à jeter. Il nous faut alors revenir au port, seul. Une nouvelle vie peut commencer. Une vie sans « l’autre ».

Ce qui s’exprime dans Je suis le vent est à la fois très simple et très compliqué. Comme tous les grands dramaturges, Jon Fosse cherche à exprimer quelque chose qui ne peut se dire qu’à travers le théâtre. C’est la représentation de la pièce, à travers des acteurs et devant un public, qui permet de faire entendre ce qu’il y a à exprimer. Cela ne peut se formuler dans un résumé ou à travers un article de journal ; cela ne peut se transmettre qu’à travers une expérience intellectuelle, sensuelle et collective. Jon Fosse a commencé sa carrière d’auteur en écrivant des essais et des textes théoriques. Puis il y a totalement renoncé, pour se consacrer exclusivement au genre théâtral et au roman. Ce qu’il cherche à rendre visible, à rendre sensible, se trouve dans un endroit très particulier. Cela se trouve « entre ». Cela ne se trouve pas dans les mots, pas dans les phrases, ni même dans l’intensité de l’interprétation d’un acteur ou dans la justesse de son geste. Cela ne se trouve pas dans les silences, très nombreux dans toutes les pièces de Jon Fosse. Cela se trouve « entre ». Entre l’acteur et son rôle, entre les mots et leurs sens, entre les corps et le vide autour d’eux, entre leur présence et leur absence. Cela ne se trouve ni dans la bouche des acteurs, ni dans la tête des spectateurs. Cela ne se trouve ni sur le plateau, ni dans les gradins, cela se trouve « entre ».

Avec Sylvie Kleiber, nous avons conçu une scénographie sans contour. Un décor sans bords. Mais les corps des personnages non plus n’ont pas de bords. Ni d’identité. L’identité de l’Un se place peut-être dans la continuité de celle de l’Autre. Peut-être ne sont-ils que les deux hémisphères d’un même corps. Ou peut-être leur corps trouve-t-il, ou espère-t-il trouver, un prolongement dans l’espace, en se fondant en lui. Peut-être que leur peau, qui les sépare d’avec l’air avoisinant, et leurs muscles, leurs os, qui se mesurent au monde concret, cherchent, comme un enfant qui explore le monde, les limites. Les limites entre soi et le monde, les limites entre soi et l’autre. Peut-être les corps se battent-ils constamment avec ce qui englobe leurs os, leurs muscles. Peut-être cherchent-ils désespérément un prolongement d’eux-mêmes dans l’oxygène…

Quoiqu’il en soit, tout passera par l’écoute, une écoute réelle, profonde et intime de l’espace, et du silence. Une écoute partagée avec les spectateurs. Parce que c’est sans doute à travers le silence que l’on peut le mieux se frotter aux limites – ou à leur absence. Dans le vide créé par le silence, l’espace semble s’agrandir, ou devenir aussi petit qu’une tête d’épingle. Dans le vide créé par le silence, les corps s’approchent, s’entrechoquent sans bruit, ou se dissolvent comme des vapeurs.

(extraits d'une contribution de Guillaume Béguin

parue dans La Couleur des jours no 9, décembre 2013)