Shakespeare est un des premiers poètes de l’intériorité, un des premiers à décrire les tourments de l’âme humaine. Il a sorti le personnage du schéma, de la figure. Il a montré que l’homme n’est que le songe d’une ombre. Tout homme est un acteur : il se crée et se recrée sans cesse, sans trouver son propre centre. Même un roi fait cela : il ne naît pas roi, il doit se créer roi, même s’il prétend l’être de droit divin. Le roi et le bouffon sont très proches. Peut-être interchangeables.
« Le noir est clair et le clair est noir », disent les sorcières de Macbeth.
Le monde est un théâtre. L’homme de pouvoir, un simple acteur. Sans cour, un roi n’est rien. C’est dans la prunelle de tous les hommes que leur souverain imprime sa marque, c’est seulement là qu’il peut se mirer dans toute sa gloire. L’autre me renvoie une projection de moi-même. Et c’est cette projection qui me façonne. Je suis le songe des ombres qui me regardent.
Les sorcières ouvrent un espace. Un espace où se projeter. Elles disent à Macbeth : tu seras roi. Macbeth s’accroche à elles. Au cauchemar qu’elles ouvrent. À cette projection de lui-même. Il ne va pas se regarder dans l’autre, il va se mirer dans sa propre projection. Il ne crée pas d’espace pour accueillir l’altérité.
Le théâtre du XXIème siècle se méfie de la fiction, il cherche à atteindre une vérité que la fiction, pense-t-il, ne lui permet plus toujours de toucher. Sur scène, on ne met plus d’acteurs, mais des « vrais gens ». Ou alors les acteurs parlent en leur nom propre. Moi, il m’arrive de croire encore à la fiction. Parce que je crois, dans la ligne de Shakespeare, que tout est fiction. Mais ce qui m’intéresse, c’est ce qui échappe à la construction. Ce qui déborde, peut-être, de l’intime, ce qui ne se formule pas facilement, ce qui échappe. Ce qui n’a pas de visage, ce qui ne se représente qu’imparfaitement à nous. Ce qui n’est pas encore tout à fait sorti de la nuit.
Une faille
Pour Hésiode, l’un de tous premiers poètes grecs, au commencement du monde et avant même les dieux, il y a un abîme. Ce n’est pas le chaos. C’est de l’espace, une faille. Un lieu pour se rencontrer, peut-être. Il évoque cela dans La Théogonie, écrite il y a vingt-huit siècles, et dont j’ai choisi un extrait pour le prologue à Où en est la nuit ?
Cet espace, cette faille, qui se crée au tout commencement, avant même la matière, est aussitôt comblé par Ouranos, le Ciel, qui couvre Gaïa, la Terre. Il veut fusionner à elle. Son ardeur amoureuse est féconde : les enfants sont nombreux. Mais aucun ne voit le jour. Il enfante, mais laisse sa progéniture dans l’obscurité, la maintenant dans les entrailles de la Terre. Il ne veut pas qu’il y ait de l’espace entre elle et lui. Il veut combler la faille.
Alors la Terre, lassée de voir ses enfants privés de lumière et d’avenir, décide d’armer Kronos, le plus terrible de ses fils. Elle lui donne une serpe, avec laquelle il tue son père, le Ciel. Plus exactement : il l’émascule. En lui ôtant son pouvoir reproducteur, il prend son rôle, devient père à sa place. Il ouvre un espace pour se rêver, et rêver le monde. Un rêve nocturne qui doit se projeter sur le ciel pour espérer devenir réel.
Macbeth lui aussi a un problème avec l’enfantement. Il ne veut – ou ne peut – procréer. Avec Lady Macbeth, il préfère rester en fusion : une fusion adolescente, foutraque, un amour irraisonné, informe. On sait qu’elle a engendré, au moins une fois : elle fait allusion à la douceur ressentie en allaitant son bébé. Mais de bébés, plus traces. Morts en bas âge, peut-être. On ne sait comment. Le couple, lui, est toujours là. Peut-être encore plus soudé, brûlant. À tel point que l’on se demande si l’homme et la femme ont encore la faculté d’exister individuellement. N’est-elle qu’une face de lui-même ? Est-il autre chose que son propre revers à elle ? Avant la fin de la pièce, elle perd la raison, s’enferme dans ses hallucinations. Puis se jette en bas des falaises bordant le château d’Inverness. Se débarrasse d’elle-même.
Macbeth, maintenant, est seul. Il ne va pas tarder à l’imiter.
Où en est la nuit ?
« Où en est la nuit ? », se demande constamment Macbeth. Il sait que le jour viendra effacer son cauchemar, et l’effacer lui-même. L’éteindre comme une courte flamme, caduque devant la force du jour. La forêt de son délire tente d’envelopper son âme encore un court instant. Il court, tourne en rond, après lui-même, après sa propre ombre. Il entend son cœur battre. C’est cette étrange solitude qui sera mise à mort par Macduff, à la fin de la pièce. Macduff : un être peut-être encore pire. Qui ne craint pas de sacrifier, peut-être consciemment, sa femme et son enfant. Lui-même, arraché au ventre de sa mère avant terme, considère « qu’il n’est pas né d’une femme ». Un être surnaturel. Peut-être encore plus froid que Macbeth. Sans aucun état d’âme.
Mais ce n’est pas lui qui prendra la place de Macbeth. C’est Malcolm, le fils de l’ancien roi.
Un homme jeune. Encore vierge. Une promesse pour l’Écosse.
Un nouveau monde pourra apparaître, comme chez Hésiode, le poète grec d’il y a vingt-huit siècles, lorsque Zeus le fils de Kronos, à son tour renverse son père. Les rêves de Kronos étaient petits, inquiets. Lui non plus ne laissait pas voir le jour à ses enfants. Ils les avalaient tous, les uns après les autres, comme un ogre. Son dernier fils, Zeus, est finalement sauvé, à la faveur d’une ruse maternelle. Il peut alors régner durablement sur le ciel et la terre, en laissant aux immortels et aux mortels le loisir se développer.
Comme Kronos, Macbeth s’est créé seul, dans la prison de son cauchemar, en châtrant le ciel dont il était issu. C’est aussi seul qu’il mourra. Dévorant son propre contexte au fur et à mesure qu’il le crée, il ne peut exister que dans son propre délire. Pour lui, le monde n’est qu’un théâtre, et ne peut donc être qu’éphémère.
Qui a mis de l’image dans la nuit ? Le rêve.
Pascal Quignard
Le noir est clair
« Le noir est clair, le clair est noir », disent les sorcières de Macbeth.
Parfois on voit clair dans la nuit. Ou alors ce qui semblait limpide soudain se brouille.
Notre époque est peut-être moins sombre que le cauchemar de Macbeth. Mais il y a quelque chose en nous qui refuse de laisser le clair poindre dans le noir. Macbeth est une figure de transition entre un monde ancien et le nouveau qui tente de voir le jour. C’est une figure coincée dans son propre globe, qui a peur de mettre « une image dans la nuit », comme le formule Pascal Quignard.
Où en est la nuit ? se demande-t-on aujourd’hui. D’où peut venir le clair ?
Notre époque est marquée par la paralysie et une forme de repli sur soi. Comme Kronos, et comme Macbeth, nous mangeons notre propre monde au lieu d’en rêver un autre. Nous avons confié la clé de nos rêves à des dirigeants auxquels nous ne donnons plus crédit. Certains sont sans visage. D’autres sont des bouffons monstrueux qui médusent les populations.
Nous n’avons pas fini de voir le sombre. Mais les sorcières, qui ne sont peut-être pas si méchantes, nous préviennent : dans le noir, on voit parfois clair. Il faut regarder. Arracher à la noirceur de la nuit une image que l’on peut regarder, une image qui surgit comme d’une faille. Une faille d’avant les dieux, d’avant les hommes. Et tout recommencer. C’est presque une révolution à laquelle elles nous convient.
Guillaume Béguin, novembre 2016
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