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Extraits d'un entretien avec Guillaume Béguin

Au cours de notre vie, nous sommes tous, à un moment ou un autre, confrontés à ces questions redoutables : et si l’être que j’aime, avec lequel j’ai construit ma vie, venait à rencontrer un être plus jeune et plus performant susceptible de me « remplacer » ? Et si, dans mon travail, quelqu’un de plus jeune et de plus performant prenait ma place ? Ce drame, qui est celui du héros du Manuscrit des chiens, me touche beaucoup, parce que j’aurai bientôt 40 ans, et que j’ai la sensation d’avoir certains acquis, notamment professionnels (même si sa ma situation d’intermittent du spectacle demeure toujours assez précaire).  Ces acquis, j’ai peur de les perdre. Par exemple, j’ai aujourd’hui plus de facilité à monter des productions qu’il y a quelques années. Je vais plus loin et plus vite dans mon travail de metteur en scène, me semble-t-il. Mais cette expérience suffira-t-elle à compenser la jeunesse et la pertinence de la nouvelle génération d’artistes qui sortent aujourd’hui de la Manufacture, et qui proposent chaque année quantité de nouveaux spectacles ?

On sait que notre société est animée par un culte du jeunisme permanent, et c’est malheureusement aussi quelquefois vrai au théâtre. Je ressens de mon côté une certaine fatigue à proposer chaque année une nouvelle mise en scène, à courir sans cesse d’un projet à l’autre. J’aurais besoin de m’arrêter un peu, de souffler, et de construire un projet plus ambitieux, de le répéter peut-être sur plusieurs saisons, et de ne le « sortir » qu’au bout de deux-trois ans. Mais est-ce que je vais y parvenir, est-ce que je vais trouver le moyen de le produire, vu la concurrence à laquelle je suis confrontée ?

Le regard que pose Jon Fosse sur cette question est très tendre parce que la situation et la manière dont elle est décrite est assez jolie et amusante : le chien bateau Haktor est concurrencé par une chienne plus jeune et plus rapide, Loliletta. Nous ne sommes pas des chiens ! … mais nous nous reconnaissons tous dans ce drame, parce que nous l’avons déjà vécu – ou que nous le vivrons à un moment de notre vie.

Nous ne sommes pas des chiens… et pourtant nous nous comportons parfois comme tels ! Le Capitaine Phosphore, le maître de Haktor, en a assez du cabotage, il veut se lancer dans l’élevage de chiens, et c’est pourquoi il achète Loliletta, qui est censée faire des chiots avec Haktor. Tout cela est bien joli, mais il ne vient à aucun moment à l’idée du Capitaine qu’il pourrait demander leur avis aux principaux intéressés – lesquels sont d’ailleurs très peu disposés à obéir. Il me semble qu’il nous arrive parfois d’agir de la sorte. On traite les gens comme des chiens. Sous prétexte de leur faire du bien, de les arranger, on décide à leur place. C’est une forme de violence qui ne dit pas son nom. Jon Fosse est très fort pour traiter de grands thèmes, sans avoir l’air d’y toucher. A première vue, étant donné que le personnage du Capitaine est bonhomme et sympathique, on n’imagine pas qu’il sera capable de cette « saloperie ». Et pourtant, c’en est bien une.

Un autre thème qui me touche beaucoup, c’est le conservatisme de ce duo formé par le chien et le Capitaine. Celui-ci rêve de changer sa vie, d’abandonner le cabotage au profit de l’élevage de chiens. A la fin de la pièce, il aura renoncé à ce rêve. Il y a une incapacité profonde chez ces personnages à intégrer et à vivre la nouveauté. Une incapacité presque mortelle, puisqu’on sent bien, à la fin de la pièce, avec la métaphore de la « porte bleue », que ce vieux « couple » va doucement glisser vers la mort, sans être capable de renouveau. Il y a là quelque chose de très « suisse », au fond : nous sommes très bien sur notre petite île, nous prétendons être sympas les uns avec les autres, en décidant à leur place, et nous sommes incapables d’évoluer. Bien sûr, Jon Fosse ne parle pas volontairement de la Suisse. Mais sa petite musique est un peu la nôtre.