La Ville, de Martin Crimp
« Alors moi-même – c’est ce que j’imaginais – je pourrais devenir vivante. »
— Martin Crimp, La Ville
Clair est traductrice, Chris est informaticien. Leur couple n’est peut-être pas dans sa meilleure forme. Chris vient d’être licencié, Clair vient de rencontrer Mohamed, un auteur qui la fascine. Chris se perd dans la vacuité de sa propre existence, Clair s’égare dans les limbes de son imagination. Imperceptiblement et de façon incertaine, l’imagination de Clair, à moins que ce ne soit celle de Mohamed, semble déborder sur la vie de Chris et de leurs enfants.
Chez Martin Crimp, comme chez Harold Pinter avant lui, le langage, et plus particulièrement le dialogue, est matière à créer du trouble. Dans ses répliques, non seulement chaque locuteur émet un doute sur la parole de l’autre, mais la parole infiltre l’imaginaire de celui qui la reçoit. Elle fonctionne comme une marée néfaste qui ébranle au fur et à mesure la réalité des événements et des personnages. Cette remise en doute touche également la limite des espaces : où commence le monde extérieur, incontrôlable, et où s’achèvent les lieux fantasmés ?
Après avoir mis en scène Autoportrait et Suicide d’Édouard Levé (janvier-février 2010), Guillaume Béguin poursuit sa recherche sur l’incapacité des êtres à se définir par le langage, à arrêter leur identité et à dessiner, par le verbe, les limites de leur personnalité.
— dates
Théâtre Arsenic
du 22 au 27 février 2011
www.arsenic.ch
Théâtre du Grütli
du 18 au 30 janvier 2011
www.grutli.ch
Rencontre avec Martin Crimp
Samedi 29 janvier 2011
— Photos du spectacle
© Christian Lutz— vidéo
Martin Crimp
« Auteur majeur de la scène anglaise, Martin Crimp manie la langue à l’arme blanche et l’ironie glaçante à bout portant. Tout se passe dans la parole chez lui. Une parole incisive, alerte, qui interroge, ment, feinte, domine et finit par esquiver… Comme si la communication se perdait dans la cacophonie du quotidien. Comme si l’identité infiltrée par la mondialisation, parasitée par des discours normalisés, ondoyait dans la complexité d’un réel insaisissable. Il y a peu d’actions dans les « pièces–enquêtes » de cet auteur de cinquante ans, si ce n’est celle de raconter ou de se raconter, mais il y règne un climat étrange, embué de doutes, comme les « comédies de menace » d’Harold Pinter. Les dialogues, tricotés serrés, tressent les fils anodins de la conversation pour ourdir le drame tout en laissant deviner entre les mailles l’univers inquiétant, caché sous les mots où se terminent nos fantasmes et nos hypocrisies. Tragique et ludique, ce théâtre-là radiographie la société contemporaine, son matérialisme aliénant, sa brutalité sourde aiguisée par le déclin social… sa spiritualité en quête de gondole. » Gwénola David, revue « Mouvement » # 41, oct. 2006
Né en 1956 dans le Kent (G.-B.), Martin Crimp débute sa carrière de dramaturge dans les années quatre-vingt en écrivant pour la radio. Ses textes sont récompensés par plusieurs prix et ses premières pièces sont produites par l’Orange Tree Theatre de Richmond, en banlieue de Londres. C’est au cours des années nonante que ses pièces commencent à être reconnues au-delà des frontières britanniques, notamment grâce à une résidence à New York et à sa collaboration avec le Royal Court Theatre de Londres en 1997, en tant qu’auteur associé. Son oeuvre est publiée en France par l’Arche Éditeur. Parmi les nombreuses pièces qu’il a publiées, citons Getting Attention (1991), Atteintes à sa vie (1997), La Campagne (2000), Le Traitement (2000), Tendre et cruel(2003), Ciel bleu ciel (2007). Il est également auteur d’un livret d’opéra, Into the Little Hill (2004-06). Martin Crimp est en outre traducteur et adaptateur de quelques pièces de Ionesco, Koltès, Molière, Marivaux et Genet.
Note d’intention du metteur en scène
Je peux imaginer trois différentes pistes de lecture de La Ville.
La première serait une lecture « politique » : Clair, traductrice, et Chris, informaticien, forment un couple banal habitant une petite maison dans une banlieue cossue. Ils ont deux enfants : une fille et un garçon. Mais – ne s’en sont-ils pas rendu compte ? – autour du petit confort bourgeois dont ils veulent jouir, le monde a été profondément bouleversé. Aujourd’hui, n’importe quel emploi est potentiellement menacé : Chris se retrouve au chômage. Libéralisme économique oblige, la redistribution des cartes s’opère de plus en plus vite. Celui qui est né chez les forts se retrouve très vite chez les faibles. Et ce qui est vrai pour les individus l’est aussi pour les États. La puissance économique qui est celle de l’Europe et de l’Amérique du Nord ne s’est-elle pas échafaudée sur le dos de toute une partie du monde ? Ne mène-t-on pas des guerres ailleurs pour maintenir la paix ici, pour conserver richesses et sécurité ? Certains attentats terroristes viennent rappeler à l’Occident que d’autres mondes en veulent à son mode de vie, à sa « puissance ». Les rapports de force et les règles ont changé. Tout craquelle dans l’univers de Chris et de Clair, mais ils continuent à vivre comme si de rien n’était, à jouer à l’ancien jeu. À l’image des personnages de La Ville, les européens auront-ils longtemps encore le loisir de vivre comme si un monde de paix, égalitaire et solidaire, était encore envisageable – et envisagé ?
La deuxième lecture serait « psychologique ». Une jeune femme, Clair, est traductrice mais voudrait être écrivain. Partie à la recherche de son monde intérieur afin de le coucher sur le papier, elle découvre en elle une ville en ruine, vide de toute humanité. Elle aurait pu faire de ce « néant » le noyau de son œuvre. Elle aurait pu tenter de mettre en mots ce vide intérieur, se servir de ses cendres pour noircir des pages. De grandes œuvres sont nées ainsi. Mais elle ne voulait ni cendre ni ruine, elle voulait trouver de la vie, une humanité énergique, puissamment en lien avec le monde. Elle a tenté alors d’en fabriquer artificiellement. Elle a recouvert les cendres, elle a enseveli les décombres sous des nappes de béton bien lisses, elle s’est inventé un mari (Chris), deux enfants, une voisine (Jenny), et un auteur (Mohamed), dont elle a imaginé être la traductrice et la confidente. Elle a rêvé à toutes sortes d’événements, de péripéties, de surprises, mais ça n’a pas pris. Et la ville en ruine, qui était toujours là, enfouie à l’intérieur d’elle, a commencé à remonter lentement par les canalisations. Ce qui était refoulé peu à peu a ressurgi. La voisine, Jenny, évoquant les activités de son mari, finit par dépeindre un monde de mort. Mohamed perd accidentellement sa petite fille est en ressent « de l’exaltation ». Les jeux de ses propres enfants deviennent sanglants. Et l’existence de Chris sonne finalement tellement creux qu’il en devient presque menaçant. On ne peut échapper à soi-même, on ne peut échapper à ses démons. Qui choisit de ne pas les affronter les verra sans cesse s’infiltrer par les moindres fissures, et transpirer de toutes les parois qu’il aura érigées pour s’en protéger.
Troisième lecture, une vision « philosophique » de La Ville, autour de cette vaste question : est-ce que « moi » – et le monde dans son ensemble – existons véritablement, ou est-ce que nous sommes seulement rêvés par un dieu posé sur les anneaux d’un serpent flottant sur les eaux de l’océan cosmique, comme le disent certaines légendes hindoues ? Dans La Ville, cette question se traduit ainsi : est-ce que les personnages sont de vrais personnages maîtres de leur destin, ou sont-ils écrits par Clair, qui s’immisce dans leur cerveau, en prend le contrôle et, une fois qu’elle s’est bien amusée, détruit méticuleusement ses jouets. En d’autres termes : qui dit « je », dans cette pièce ? Est-ce que ce sont les personnages eux-mêmes ou est-ce que c’est un conglomérat de fantasmes appartenant à autrui, de pensées reçues des autres, de slogans lus dans la rue ou dans les magazines ? Allons encore un peu plus loin : les personnages ont-ils une existence concrète, palpable, ou n’existent-ils que dans les rêves de Clair ? On sait que nous sommes continuellement transformés par les autres, que nous sommes le produit de toutes les rencontres, les expériences partagées, qui nous ont façonnées, et qui tout au long de notre vie, sans cesse nous influencent et nous altèrent. On sait aussi que c’est seulement parce qu’il y a des autres que nous cherchons à affirmer notre propre existence, que nous cherchons à dire notre différence – notre différence que nous construisons d’ailleurs en perpétuelle influence. Nous existons donc avant tout à cause et grâce aux autres. La Ville nous pose cette question : les transformations successives que nous vivons peuvent-elles se produire à un point tel que nous perdions finalement notre « substance » et que nous n’existions plus qu’à l’intérieur des « fantasmes » des autres : non plus réellement, mais uniquement sous forme d’un peu de « matière imaginaire » flottant entre différents esprits, différents « nuages de rêveries et de slogans »… notre noyau s’étant dissout en route, il ne subsisterait de lui que quelques forces subtiles voletant de-ci de-là.
Si ces trois lectures sont possibles, elles ont sans doute aussi chacune leurs limites. Elles ne « tiennent » que jusqu’à un certain point, car tout porte à croire que La Ville détruit la dramaturgie qu’elle met en place au fur et à mesure que la pièce avance. C’est une pièce-toile-d’araignée : partant d’un centre, elle suit différents fils, certains très vite condamnés, d’autres se tissant plus longuement – ou s’enroulant sur eux-mêmes. Sous son apparente cohérence, c’est en fait un monstre.
Seule solution pour la mise en scène, n’oublier aucune voie, suivre toutes les pistes, créer une matière théâtrale qui permette au spectateur de découvrir, au carrefour de l’avenue qu’il suivait, une ruelle insoupçonnée qu’il choisira d’explorer un moment, en voie solitaire. Il s’agit en quelque sorte de renverser le fantasme morbide de Clair : la ville questionnée, ébranlée, ravagée, en feu, maudite et perdue que cette pièce ouvre à l’intérieur de chacun, il faut la retourner sur scène et la donner à voir, mettre en avant ses rues, ses impasses, ses boulevards de certitude et ses avenues en sens interdit. Peut-être alors, jaillira-t-il de tout cela un questionnement insoupçonné – non pas seulement la somme de ces trois lectures, psychologique, politique et philosophique, mais une interrogation encore invisible aujourd’hui, et qui ne peut s’exprimer qu’à travers l’expérience commune de la représentation théâtrale. Car en La Villerecèle avant tout un mystère, qui a trait – peut-être – à quelques nouvelles petites nervures que le monde a tracées dans la conscience de l’Homme d’aujourd’hui. C’est cela qu’il faut chercher à toucher.
— dates
Théâtre Arsenic
du 22 au 27 février 2011
www.arsenic.ch
Théâtre du Grütli
du 18 au 30 janvier 2011
www.grutli.ch
Rencontre avec Martin Crimp
Samedi 29 janvier 2011