Diptyque Kricheldorf
« Je me décentre. Complétement. Je me décentre et ne veux pas me recentrer. Je veux être à côté de moi-même et pas me reposer en moi. Je m’enfuis de mon centre, de la périphérie absolue de mon identité. Je m’oublie complétement et je ne me souviens plus jamais de moi. Perte de soi plutôt que réalisation de soi. Je ne veux pas me trouver. Je veux me perdre. Je ne dois pas me trouver. Je veux sortir de moi. »
— Janne dans Extase et Quotidien de Rebekka Kricheldorf
Villa Dolorosa, de Rebekka Kricheldorf
Encore inconnue en France alors qu’elle est, outre-Rhin, reconnue comme l’une des auteures de théâtre les plus talentueuses du moment, Rebekka Kricheldorf compose avec Villa Dolorosa un tableau grinçant et décalé de la société occidentale contemporaine.
Maniant l’art du portrait avec un mordant venimeux, Kricheldorf propose, dans Villa Dolorosa, une nouvelle version des Trois Sœurs. Cette réécriture du célèbre texte de Tchekhov transpose, non sans impertinence, le mal de vivre d’Irina, Olga et Macha dans une société où le cynisme a tout emporté et où l’Histoire n’a plus de sens, un monde où tout va très vite sans que, pourtant, rien ne change vraiment année après année. Car année après année, il faut fêter son anniversaire selon le même rituel aliénant et attendre désespérément que la vie advienne, qu’il se passe enfin quelque chose, qu’une révélation ontologique se produise. Mais rien… Désormais, à la différence de leurs aînées russes, les personnages, devenues allemandes, ne peuvent même plus s’ennuyer de bonne foi : elles se savent prises dans une trame de vie stéréotypée, incapables pourtant de s’en extraire, condamnée à être les habitantes éculées d’un monde qui se détériore, qu’elles n’aiment ni de comprennent vraiment. Ainsi, dans leur Villa Dolorosa, chacune des trois sœurs suit un véritable chemin de croix. Et leur calvaire est jubilatoire.
Extase et Quotidien, de Rebekka Kricheldorf
Extase et Quotidien dépeint une société d’égotistes égarés cherchant désespérément le sens et la nature de leur Moi. Mis à rude épreuve par le passage du temps qui les confronte au défi de réinventer sans cesse leur vie, ils sont face à un dilemme : persévérer dans leur être ou bien tout changer et se libérer du fardeau des identités normées ? Ce voyage hilarant, et sans concession, au cœur d’une population de quarantenaires et de sexagénaires qui se tétanisent devant l’élargissement des possibles, renverse les codes d’un théâtre dit de boulevard : l’expérience proposée par Kricheldorf dynamite les représentations et fait souffler un vent d’anarchie sur un genre traditionnellement perçu comme bourgeois. Ici, morale et vérité s’accommodent aux caprices de toutes ces personnalités cocasses, effarées par l’existence.
— Générique
Traduction Leyla-Claire Rabih, Frank Weigand, Mathieu Bertholet
Mise en scène Guillaume Béguin
Interprétation Tiphanie Bovay-Klameth, Caroline Gasser, Jean-Louis Johannides, Lara Khattabi, Grégoire Œstermann, Nastassja Tanner, Matteo Zimmermann
Dramaturgie Guillaume Poix
Scénographie Sylvie Kleiber
Accessoires Léa Glauser
Costumes Anna Van Brée
Lumière Luc Gendroz
Musique Christian Garcia
Maquillage Sorana Dumitru
Assistanat à la mise en scène Guillaume Cayet
Stagiaire assistant Matthieu Bethys
Réalisation du décor Ateliers Théâtre Vidy-Lausanne
Production déléguée Le Poche-GVE
Coproduction Compagnie de nuit comme de jour, CDN de Montluçon Le Fracas, Vidy-Lausanne
La Compagnie de nuit comme de jour est au bénéfice du contrat de confiance 2014-2017 de la Ville de Lausanne
— dates
Le Fracas – CDN de Montluçon
Villa Dolorosa
19-20 janvier 16
Extase et Quotidien
21-22 janvier 16
www.cdnlefracas.com
Théâtre Vidy-Lausanne
Villa Dolorosa
9 – 18 février 16
www.vidy.ch
Le Poche – Genève
Villa Dolorosa
21 septembre – 18 octobre 15
Extase et Quotidien
5 – 18 octobre 15
www.poche—gve.ch
— Villa Dolorosa
© Samuel Rubio— Extase et Quotidien
© Samuel RubioRebekka Kricheldorf
Née en 1974, l’Allemande Rebekka Kricheldorf a, comme Dea Loher, fréquenté le département de Szenisches Schreiben de l’UdK de Berlin, dont elle est sortie en 2002, à 28 ans. Elle prend immédiatement une part active à la vie théâtrale allemande en étant tour à tour dramaturge et auteur en résidence de plusieurs théâtres (Mannheim, Iena, Leipzig…) et en construisant son œuvre presque uniquement en répondant à des commandes d’écriture de la part d’institutions théâtrales de plus en plus prestigieuses. Auteure de près d’une trentaine de pièces, elle souligne qu’elle ne tient guère à aborder de nouveaux thèmes – tout n’a-t-il pas déjà été écrit? – et que son souci est davantage d’explorer la façon dont les grandes pièces du répertoire occidental trouvent un écho dans notre monde moderne; ainsi, La Ballade du tueur de conifères reprend le mythe de Don Juan en soumettant le célèbre héros à l’envie irrépressible… d’être détesté, dans une société post-soixante-huitarde où tout le monde a de toute façon couché avec tout le monde; Villa Dolorosa est une variation sur Les trois soeurs de Tchekhov, où Olga, Macha et Irina tentent désespérément de changer quelque chose, à chaque anniversaire de la cadette, à leur destin de filles à la fois snobs et banales. Feu les mains de Robert Redford détourne quant à elle le célèbre Qui a peur de Virginia Woolf? de Albee, en plaçant un couple de retraités allemands alcooliques en Namibie, ancienne colonie allemande, où il expérimente une sorte de néocolonialisme désabusé et absurde. Ce qui caractérise l’écriture de Kricheldorf sur le plan formel est son incomparable usage du Witz – du mot d’esprit, de la pointe –, qui donne à toutes ses pièces une dimension aussi comique que terrible. On y rit beaucoup tout en ayant la chair de poule face à l’implacable description de la petitesse humaine faite par l’auteure.
Ses pièces dressent avec humour le portrait d’une génération de trentenaires qui, loin de la chute du mur de Berlin et du début de la mondialisation, est en manque d’idéaux et de tabous à briser. Laurent Muhleisen
Note d’intention
« Je n’y peux rien, rien, putain je n’y peux vraiment rien » – ou comment je comprends le théâtre de Rebekka Kricheldorf
Pour les personnages peints par Rebekka Kricheldorf, il n’y a plus de batailles, ou de révoltes à mener. Il n’y a plus de patrons néolibéraux, de pères oppresseurs ou de société injuste contre lesquels les individus broyés doivent se démener. Tout cela, c’est fini. Non pas qu’une quelconque révolution n’ait été gagnée. C’est le concept même de révolution qui n’existe plus. L’idée d’embrasser une utopie a été jetée aux oubliettes. Alors que presque partout en Europe, la gauche s’est convertie – quelquefois depuis longtemps – au libéralisme économique, alors qu’aujourd’hui les ouvriers et les employés ne votent plus à gauche, mais pour une droite extrême, décomplexée ou populiste, il restait encore une petite niche d’êtres humains, qui, sans être forcément engagés, cultivaient certains idéaux. Héritiers des combats libertaires post-soixante-huitards, bénéficiant d’une bonne éducation et d’un relatif confort économique, ils avaient foi en l’humanité et en sa faculté à progresser. Comme Verchinine dans Les Trois Sœurs, dont Villa Dolorosa (2009) emprunte la trame et certains des personnages, ils pensaient que si l’on « additionnait l’amour du travail à l’instruction, et l’instruction à l’amour du travail », il était possible de rêver à un monde plus juste et plus équitable, où chacun pouvait trouver sa place et obtenir les outils lui permettant de construire sa vie en toute liberté.
L’intention de Kricheldorf, telle que je la comprends, consiste à démontrer que cette dernière niche de population, ouverte et cultivée, est en train de se refermer sur elle-même. La notion du collectif, l’idée de l’appartenance à une communauté, à un groupe social, tout cela disparaît peu à peu de son champ de préoccupation. Exercés à théoriser sur l’évolution de la société, mais incapables de la regarder vraiment et encore moins de s’y inscrire, ces nouveaux petits-bourgeois souffrent, comme leurs lointains aïeuls tchekhoviens, de ce que leur vision du monde n’est plus en phase avec la réalité. Ce qui devait amener du progrès social, intellectuel et économique ne produit plus que de la solitude et de la misère. Alors, au lieu d’imaginer de nouveaux outils, au lieu de se débattre pour faire évoluer leurs modes de pensée et d’action, ils s’enferment sur eux-mêmes, dans leur niche, pour laquelle leurs valeurs obsolètes fonctionnent encore un tout petit peu, pour un temps encore, tant bien que mal.
Chez Tchekhov, le constat était à peu près le même. Là aussi le monde avait changé, ou était en train de changer, et personne ne s’en apercevait, ou ne voulait s’en apercevoir. Là aussi, l’ancien monde mourait de son incapacité à envisager et à comprendre l’échec dans lequel il s’était lui-même engouffré. Mais lorsqu’Irina, Macha et Olga, à la fin des Trois sœurs, continuaient de penser que tout irait mieux demain, que plus tard « on comprendra[it] pourquoi l’on vit, pourquoi l’on souffre », elles concluaient qu’en attendant il fallait « travailler ». Et Verchinine croyait encore aux vertus de la « philosophie ».
Le regard porté par Rebekka Kricheldorf est beaucoup plus acide. Dans Villa Dolorosa, c’est la possibilité même de produire un discours sur le monde, ou sur sa propre vie, qui semble avoir été abandonnée. Dans la dernière scène, d’une ironie extrême, les trois sœurs se parodient elles-mêmes, citant les dialogues qu’elles ont répétés tout au long de la pièce, comme des leitmotive. Rien ne semble plus avoir de sens. Ce qui devait nous servir à construire une pensée, et donc une relation au monde, cet outil indispensable – le langage – semble lui-même caduque : « À l’occasion de mon anniversaire, j’ai saisi l’opportunité pour réfléchir un peu sur ma vie, ironise une dernière fois Irina, et j’en suis arrivée au résultat suivant ». Et lorsque ses sœurs, pour toute réponse, poussent un gémissement ennuyé, Irina conclut : « Bon ben, alors, non ».
* * *
Un pas de plus est franchi avec Extase et Quotidien (2012). L’auteure s’empare cette fois-ci des codes du théâtre de boulevard. La quête de bons mots remplace ici tout développement d’une pensée, et il est moins que jamais question de visées politiques, ou de bouleverser le public dans son système de valeurs.
Le langage n’étant plus utile à la réalisation de soi, au développement de sa propre intériorité, et moins encore à changer le monde, on ne cherche plus, même désespérément, à créer du sens. « L’idée d’être adulte n’est plus appropriée pour une société comme la nôtre », annonce très tôt Janne, le personnage principal de la pièce. Dès lors, on se réfugie dans une enfance éternelle, et pour rendre le quotidien moins morne, on collecte quelques petits moments d’extase. Pour cela tout est bon : le sexe mécanique, la drogue, le divertissement stérile ou commercial, la recherche vaine d’une sensation forte. Et si l’on échange encore des mots entre individus, ce n’est ni pour se construire, ni pour partir à la découverte de l’autre, mais pour ricaner ou se révolter stérilement contre les épreuves que la vie nous inflige ô combien injustement.
Mais Rebekka Kricheldorf ne contente pas d’utiliser les codes du boulevard pour déverser sa petite ironie sur notre monde. C’est le théâtre en lui-même, en tant qu’événement collectif, dont elle s’empare. Extase et Quotidien est en effet une machine bien huilée – en tout cas dans un premier temps. Une forme « d’extase collective » se produit durant la première partie, le public étant confronté à ce qu’il connaît de la médiocrité des personnages égoïstes et névrosés dans lesquels chacun ne peut que trop se reconnaître (rire de ses propres névroses est d’ailleurs extrêmement jouissif). Peu à peu cependant, et après avoir longtemps déroulé sa mécanique implacable, il me semble que la pièce se met à subir un effet de « patinage », comme si la drôlerie des situations, la brillance et l’irrévérence des dialogues ne produisaient plus l’effet escompté.
Cela correspond au moment où, dans Extase et Quotidien, le jeune quadragénaire Janne, qui s’accroche désespérément à son enfance par peur de souffrir depuis le début de la pièce, va enfin parvenir à devenir adulte. Mais ce sera au prix du sacrifice de son monde intérieur, auquel il va totalement renoncer pour se réfugier dans une normalité décérébrée. Nul doute que Rebekka Kricheldorf ne croit pas à la valeur de cette mutation, qui ne consiste pour Janne qu’à embrasser davantage la société de consommation en s’achetant des meubles préfabriqués et en réservant des vols « low cost » sur Internet.
Il y a, à ce moment de la pièce, quelque chose de remarquable qui survient : la mécanique du boulevard est elle-même prise au piège, ne parvenant pas à rendre compte de cette évolution intérieure. L’immuabilité des personnages et des valeurs qu’ils incarnent étant intrinsèque à ce genre théâtral, c’est le genre lui-même qui s’accuse. C’est le genre lui-même qui vole en éclat.
En dissolvant son moi dans la société de consommation, il me semble que Janne détruit surtout toute possibilité de nous identifier à lui. Ce n’est plus le langage qui devient caduque, comme dans Villa Dolorosa, c’est la notion même de l’autre. En face, il n’y a plus personne. Mais lorsqu’il n’y a plus personne en face, ce n’est pas forcément le théâtre qui disparaît. Un autre théâtre, une autre manière de se théâtraliser, d’apparaître devant le monde, peut enfin être envisagée.
C’est donc moins le boulevard en particulier que le théâtre en lui-même, en tant qu’événement collectif destiné à représenter le monde, que Rebekka Kricheldorf souhaite questionner. S’étant emparée d’une forme théâtrale trop légère, elle a tendu un piège aux spectateurs et à elle-même : il n’y aura pas, à la fin, la résolution tant espérée, parce qu’il ne peut pas y en avoir. Le genre ne le permet pas. L’art théâtral en lui-même est amené à se renouveler : le spectacle désespéré de l’homme incapable de vivre une véritable évolution ne suffit plus. Il ne produit plus « d’extase ».
« Je n’y peux rien, rien. Putain, je n’y peux rien », est la dernière réplique de la pièce. En effet, même si le théâtre de nos petites névroses auquel nous aimions assister est complétement détruit, même si la célébration de la médiocrité humaine devant laquelle nous aimions nous esclaffer n’a plus lieu d’être, nous sommes encore là. Nous n’y pouvons rien. Tout a échoué : la gauche a capitulé, l’Europe s’est vendue, les utopies sont mortes. Pourtant, nous sommes encore là, encore vivants, encore spectateurs, encore acteurs de notre vie… et nous n’y pouvons rien.
Une fois cet échec avoué, que peut-il se produire encore ? Si le langage est devenu obsolète, si l’être a dissous son moi, si le théâtre s’est épuisé de lui-même, que peut-il advenir ?
Changeons de paradigme.
Un être qui a renoncé à devenir sujet pourrait apparaître sur la scène. L’acteur dans sa seule présence. Un être qui parviendrait à se définir et à se partager sans s’accrocher désespérément au théâtre de ses petites névroses pour se sentir vivant. Un être qui « n’y pourrait rien », mais pour lequel ce ne serait pas forcément un échec. « Je ne veux pas me trouver. Je veux me perdre. Je veux sortir de moi », déclare à un moment Janne.
Sortir de soi. Vivre une extase, au sens presque mystique du terme.
N’y a-t-il pas, dans ce désir, le début de « quelque chose » ? N’y a-t-il pas, dans cette aspiration, un germe profondément révolutionnaire ?
Guillaume Béguin, 29 mai 2015
— dates
Le Fracas – CDN de Montluçon
Villa Dolorosa
19-20 janvier 16
Extase et Quotidien
21-22 janvier 16
www.cdnlefracas.com
Théâtre Vidy-Lausanne
Villa Dolorosa
9 – 18 février 16
www.vidy.ch
Le Poche – Genève
Villa Dolorosa
21 septembre – 18 octobre 15
Extase et Quotidien
5 – 18 octobre 15
www.poche—gve.ch